'armée leur a fait avaler un médicament qui n'était pas encore autorisé. La molécule avait de telles propriétés que la hiérarchie militaire n'a pas voulu patienter. En 1991, lors de la guerre du Golfe, près d'un millier de soldats français ont absorbé des comprimés de modafinil, un médicament révolutionnaire qui permet de lutter contre le sommeil. Moins dangereux que les amphétamines, mais tout aussi stratégique, ce produit a été distribué sous le nom de Virgyl à 18 000 exemplaires aux unités, qui en ont consommé près de la moitié.
C'est le 13 juin 1990, sous le nom de code "Opération dauphin", que le Comité d'éthique du service santé des armées (Cessa) a décidé, lors d'une réunion secrète, l'utilisation à grande échelle du modafinil. La direction centrale du service de santé recommande alors "une forte discrétion" sur cette expérience. Dans une note interne datée du 18 janvier 1991, la hiérarchie précise en effet que le modafinil ne doit être employé qu'en dehors du territoire. Ces documents figurent au dossier dit du "syndrome de la guerre du Golfe", que la juge Marie-Odile Bertella-Geffroy, du pôle de santé publique de Paris, instruit depuis juin 2002.
Le caporal Florent G., qui souhaite garder l'anonymat, du 11e régiment d'artillerie de marine (RAMa) de Rennes, se souvient du Virgyl, qu'il prenait deux à trois fois par jour et grâce auquel il ne dormait pas pendant plus de 72 heures "sans ressentir la moindre fatigue". "C'étaient les commandants d'unité qui faisaient la distribution. Ils nous indiquaient de prendre tel médicament à tel moment, sans nous dire de quoi il s'agissait", raconte-t-il. Durant son séjour dans le Golfe, le sous-officier n'a jamais consulté de médecin. "Il n'y avait que les blessés qui en voyaient", dit-il. "En aucun cas ils ne nous ont dit à quoi servait le Virgyl et encore moins qu'il n'était pas autorisé", insiste-t-il.
Yannick Morvan, ancien légionnaire au 2e régiment étranger d'infanterie, était stationné à Al Salman. "Toutes les 8 heures, on prenait des médicaments parmi lesquels il y avait le Virgyl. C'était le commandant qui nous avait dit d'en prendre", explique-t-il. Fourni avec d'autres produits, le Virgyl était donné sous forme de boîtes contenant chacune huit comprimés. "On le renouvelait à la demande en s'adressant au chef d'unité", affirme M. Morvan. "Je veux bien défendre la France, mais de là à être transformé en cobaye, c'est beaucoup", s'indigne-t-il.
Médicament "éveillant", qui permet de ne pas dormir deux à trois nuits d'affilée sans toutefois interdire le sommeil si on le désire, le modafinil a été découvert presque par hasard, au début des années 1980, par le laboratoire français Lafon — racheté en 2001 par l'américain Céphalon. La molécule est aussitôt considérée comme très innovante par les spécialistes du sommeil : ayant les mêmes propriétés que les amphétamines mais pas leurs inconvénients, comme la dépendance, elle est facile d'utilisation, très bien tolérée et n'entraîne pas d'effets secondaires importants.
EXPÉRIMENTATION SAUVAGE
Au début des années 1990, le modafinil fait l'objet d'essais cliniques pour le traitement des pathologies diurnes excessives, comme la narcolepsie ou les apnées du sommeil. Il obtient son autorisation de mise sur le marché (AMM) le 24 juin 1992, pour ces indications, sous les noms de Modafinil et Modiodal.
Bien avant son AMM, le modafinil intéressait la défense. "L'armée a rapidement su que Lafon avait un produit nouveau avec un mécanisme d'action totalement insolite, se souvient un témoin de l'époque. Ils ont dit au laboratoire qu'ils étaient intéressés par des essais cliniques sur des volontaires sains."
De fait, alors que Lafon organisait déjà ses propres essais thérapeutiques, le Cessa a autorisé, en 1990, une étude sur des militaires volontaires. Auparavant, la molécule avait été présentée au ministre de la défense, Jean-Pierre Chevènement, lors d'un colloque "Science et défense", le 23 mai 1989. Dans les mois précédant la guerre du Golfe, une quantité importante de modafinil a été réquisitionnée par l'armée auprès du laboratoire Lafon pour être distribuée aux troupes.
L'utilisation d'un médicament avant son AMM est pourtant soumise à des règles strictes. Selon la déclaration internationale d'Helsinki de 1964, relative aux principes éthiques applicables aux recherches, ainsi que selon la loi française Huriet de 1988 sur la protection des personnes qui se prêtent à des recherches biomédicales aucun essai thérapeutique ne peut se faire sans le consentement libre, éclairé et écrit de la personne qui y participe. En 1990, au moment de la guerre du Golfe, le cadre légal de la loi Huriet s'imposait et les essais cliniques devaient être déclarés au ministère de la santé. Un responsable sanitaire de l'époque nous a cependant assuré qu'il n'y a pas eu, d'après ce qu'il en sait, "de déclaration d'ouverture d'essai clinique qui aurait été portée à la connaissance du ministère de la santé" concernant les opérations dans le Golfe.
On serait donc bien, avec l'utilisation du modafinil dans le cadre d'une expérimentation sauvage ou, à tout le moins, d'une administration de produits non autorisés. Le ministère de la défense réfute l'accusation en affirmant "qu'en aucun cas, l'utilisation du modafinil pendant la première guerre du Golfe ne peut s'apparenter à une expérimentation". "A l'époque, utiliser un médicament en l'absence d'AMM était banal. Nous pensions avoir suffisamment expérimenté le produit", souligne le médecin-chef Ronan Tymen.
Pourtant, les officiers interrogés le 8 novembre 2000 par la commission d'enquête parlementaire sur l'impact sanitaire des armes utilisées pendant la guerre du Golfe n'ont pas caché les réticences de certains médecins militaires à distribuer la molécule. "Sur le théâtre des opérations, les médecins ont eu, à tort, le sentiment qu'il s'agissait d'un essai thérapeutique, a expliqué Daniel Gautier, médecin général alors en fonctions. Par conséquent, un grand nombre de médecins n'ont pas proposé le modafinil afin de ne pas être accusés de s'être livrés à une telle pratique."
Au sein de l'état-major, l'usage de ce médicament était sujet à controverse, le chef d'état-major des armées, le général Maurice Schmitt, étant très réservé. Aux parlementaires de la commission d'enquête qui l'ont entendu, il a indiqué "qu'il n'avait pas donné l'instruction de l'administrer, mais qu'il avait laissé la possibilité de le faire si le besoin s'en faisait sentir".
Yves Bordenave et Cécile Prieur