Après plusieurs traitements amaigrissants, Anna Paulos est atteinte d'hypertension artérielle pulmonaire. Les laboratoires Servier, fabriquant le produit incriminé, viennent d'être condamnés par la cour d'appel de Versailles.
«C'est comme si j'avais retrouvé un but de vie, une raison supplémentaire de me battre.» Greffée des deux poumons après s'être vu prescrire un coupe-faim pour 4 kilos superflus, Anna Paulos a ajouté du temps au temps en se lançant dans une procédure judiciaire en réparation. Anna Paulos est femme de ménage chez un avocat parisien. En août 1990, à 27 ans, elle accouche de son second enfant. Un an passe, et la médecine du travail la convoque pour une visite médicale de routine. Le médecin la trouve en pleine santé mais déplore que sa patiente n' ait toujours pas retrouvé son poids idéal : entre 47 et 49 kilos pour 1,50 mètre. «A l'époque, j'étais un peu anxieuse et je grignotais pas mal de sucreries, mais 4 kilos de trop après une grossesse, on est loin de l'obésité», explique la petite dame brune. Le praticien lui parle de l'Isoméride, médicament de la famille des anorexigènes, en vente depuis 1985: «Je vais vous donner un produit qui dégoûte des sucres et des féculents», lui dit-il.
Anna Paulos achète les boîtes, 170 francs pièce, et suit à la lettre son ordonnance : un cachet matin et soir pendant trois mois. Avant même la fin du traitement, les kilos superflus ne sont plus qu'un mauvais souvenir, et Anna retrouve sa silhouette d' antan. «Je buvais beaucoup d'eau et je n'avais plus faim», se souvient-elle. Convaincue de l'efficacité du traitement, elle décide l'année suivante de regoûter au remède miracle et demande au docteur merveille de le lui prescrire de nouveau. «Je n'ai pris qu'un mois de cachets sur les trois en 1992, car je me sentais un peu essoufflée. En 1993, j'ai repris deux mois de traitement avant de tout arrêter.» Son état de santé se dégrade, le moindre effort l'épuise. «Je ne pouvais plus porter une feuille de papier, je me sentais si faible !» Pas de quoi inquiéter le médecin, qui diagnostique de l'asthme et lui donne de la Ventoline !
En mai 1994, Anna Paulos est victime d'un malaise. Elle doit arrêter de travailler. «J'étais de plus en plus essoufflée, mes lèvres étaient violettes et j'avais de plus en plus de mal à marcher.» On la transporte à l'hôpital Foch, à Suresnes. «Le pneumologue m'a demandé si j'avais fait un régime et si j'avais pris de l'Isoméride. J'ai répondu oui. Il m'a alors dit : Je sais ce que vous avez.» Elle est transférée en urgence à l'hôpital Béclère de Clamart, placée en réanimation cardiaque. Les médecins l'informent immédiatement de la gravité de son état : atteinte d'une hypertension artérielle pulmonaire primitive, elle doit subir une transplantation des deux poumons et une opération du coeur. Son état est critique. Et le verdict trop brutal pour être entendu. Elle refuse de rester à l'hôpital : «Je savais que mes deux enfants m'attendaient à la maison et j'ai demandé à sortir pour assister aux obsèques de mon père, décédé quelques jours plus tôt.» Impuissants à la raisonner, les médecins la laissent sortir, lui prescrivent un vasodilatateur et installent par perfusion une petite pompe qui lui permet de respirer.
A bout de souffle, réhospitalisé;e en catastrophe, elle se résout, en octobre 1994, à s'inscrire sur une liste de demandeurs d'organes. Le 31 décembre, elle subit une greffe des deux poumons et est opérée du coeur. Une opération de neuf heures. L'année suivante, interminable, Anna Paulos s'accroche à la vie : un mois de réanimation, des arrêts cardiaques, un oedème, un pneumothorax. Elle ne pèse plus que 38 kilos. En réanimation, elle demande par écrit qu'on débranche ses machines.
Mais, dès les premiers signes d'espoir, elle tient bon. Elle pense à ses enfants. Elle se souvient notamment des propos du petit, un jour à l'hôpital : «Tu n'as pas la même tête, mais tu es toujours ma maman.» Elle retrouve l'énergie de lutter. «Il a fallu réapprendre à marcher, à respirer. Mes cordes vocales étaient abîmées, et pendant plus d'un mois je n'ai pas pu parler.»
Aujourd'hui, la transplantation tient et Anna Paulos mène une vie presque normale. Elle a repris un travail, en tant que standardiste, dans une petite PMI, à la Défense. A ceux qui insistent sur sa bonne mine, elle répond: «Je me suis battue pour la retrouver.» Dans un joli appartement, à Carrières-sur-Seine (78), avec son mari, chauffeur de taxi, et ses deux enfants (11 et 17 ans), elle respecte une hygiène de vie rigoureuse, évite les mélanges malheureux sel-cortisone et les chaleurs humides. Elle avale toujours quantité de médicaments, le moindre rhume pouvant entraîner des complications. Alors que les médecins avaient parlé d'une espérance de vie de cinq années, sa greffe remonte maintenant à plus de sept ans. «Mon combat contre la maladie m'a permis de voir jusqu'où je pouvais aller», dit-elle, philosophe. Elle continue à se battre : pour l'exemple.
En 1996, après une émission de «Zone interdite» sur les malades de l'Isoméride, elle décide de porter plainte contre les laboratoires Servier (fabricants du produit), soutenue par l'Association d'aide aux victimes des accidents de médicaments (AAA-VAM). «A l'époque, je n'avais pas encore repris le travail et, je dois le dire, ce nouveau combat m'a aidée à tenir.» Elle fait fi des réticences de son mari, qui trouve qu'elle a «assez de problèmes comme ça», et du scepticisme de son entourage. «Il y a toujours cette histoire du pot de terre contre le pot de fer. Et puis, autour d'elle, beaucoup de victimes décédaient», explique son avocat, Me Philippe Cariot. Mais pour attaquer en justice, il faut des preuves. Problème : Anna Paulos n'a pas conservé toutes ses ordonnances. Seule celle de 1993 servira de pièce devant les juges. En référé, les experts médicaux sont formels et unanimes, ils établissent un lien de causalité entre l'Isoméride et la maladie. Contre-expertise. Les experts maintiennent leur diagnostic et quantifient le préjudice : invalidité à 100%.
En juillet 1997, le laboratoire retire le produit du marché mondial, par «mesure de précaution». Des anomalies des valvules cardiaques ont en effet été repérées chez des patients américains obèses placés sous un traitement associant du Redox (nom américain de l'Isoméride) et d'autres produits amaigrissants. Mais ce retrait n'a, a priori, rien à voir avec le risque d'hypertension artérielle.
Le 21 décembre 2000, le tribunal de Nanterre condamne Servier à indemniser Mme Anna Paulos à hauteur de 2,7 millions de francs. Rappelant que ses clients sont «conscients du caractère tragique de cette affaire», Me Nathalie Carrère, avocate de Servier, fait appel. «Aucune faute n'a été commise par les laboratoires quant à la présentation du produit. Les effets secondaires ont été reportés sur le Vidal [annuaire des médicaments] dès 1993.» En 1993, Anna était sous traitement pour la troisième fois. Comme dans l'affaire du Distilbène (censé prévenir les fausses couches), jugée le mois dernier par le tribunal de Nanterre, les avocats de la défense insistent sur l'absence de «causalité certaine». «Les juges n'établissent aucun lien de causalité scientifiquement prouvé mais parlent de présomptions suffisamment graves et précises», explique Nathalie Carrère.
Le 10 mai dernier, la cour d'appel de Versailles a confirmé le jugement de première instance en considérant que «la responsabilité du fabricant est engagée s'il a manqué à son obligation de livrer un produit exempt de tout défaut de nature à créer un danger pour la personne ou pour les biens». Pour Me Philippe Cariot, avocat de la partie civile, le réel enjeu du procès tient dans ces mots : «Auparavant, c'est le consommateur qui devait démontrer le caractère défectueux du produit. Aujourd'hui, c'est au fabricant d'apporter la preuve d'une éventuelle cause extérieure. Ce renversement de la charge de la preuve va ouvrir la porte à d'autres procédures.» Les laboratoires Servier devront verser 417 747 euros à Anna Paulos et 203 981 euros aux organismes sociaux. «Cet argent, c'est surtout pour mes enfants. Je continue à en vouloir à Servier, qui aurait dû arrêter de vendre ce médicament dès les premières suspicions, en 1990. Ils prennent les gens pour des cobayes. Je suis toujours là, ça les embête, mais j'ai tenu le coup.»
Servier a annoncé son intention de se pourvoir en cassation.
Céline Cabourg